Les activités humaines n’ont de cesse de favoriser les contacts entre hommes et animaux, ce qui accroît dangereusement le risque d’apparition de nouvelles zoonoses pandémiques, avertissent les experts en biodiversité de l’IPBES dans un récent rapport.
Loin d’y voir un mauvais coup du sort, nous devrions nous sentir collectivement responsables de la pandémie actuelle de Sars-CoV-2 et nous interroger sur l’avenir que nous voulons nous préparer. C’est, en substance, le message véhiculé par le dernier rapport de l’IPBES, une plateforme intergouvernementale d’experts de la biodiversité rattachés à l’ONU, qui alerte sur les liens entre dégradation des milieux naturels et exposition à des virus animaux dangereux.
«Il n’y a pas encore de preuve scientifique formelle que l’atteinte à la biodiversité soit en cause dans le cas du Sars-CoV-2, mais l’hypothèse tient, analyse Gilles Salvat, directeur général délégué à la recherche à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) qui n’a pas participé à ces travaux. C’est par ailleurs très bien documenté dans d’autres cas.»
1,7 million de virus encore inconnus
En Malaisie, la construction d’élevages de porcs en lisière d’une forêt primaire où nichaient des chauves-souris a conduit en 1999 à leur contamination par le virus Nipah qui est une zoonose émergente et grave chez l’animal et chez l’homme. Les hôtes naturels de ce virus sont des chauves-souris frugivores de la famille des Ptéropodidés, qui appartient au genre Pteropus.
Le virus Nipah a été identifié pour la première fois en 1998 au cours d’une flambée à Kampung Sungai Nipah, en Malaisie. L’hôte intermédiaire était alors le porc mais lors de flambées postérieures, il n’y avait pas d’hôte intermédiaire. En 2004, au Bangladesh, des personnes ont été infectées par le virus Nipah après avoir consommé du jus frais de palmier-dattier qui avait été contaminé par des chauves-souris frugivores. Une transmission interhumaine a également été signalée, notamment dans un hôpital en Inde.
Le tableau clinique chez l’homme va de l’infection asymptomatique à un syndrome respiratoire aigu et à une encéphalite mortelle. Le virus Nipah peut aussi entraîner une maladie chez le porc et d’autres animaux domestiques. Il n’existe de vaccin ni pour l’homme ni pour l’animal. Le traitement symptomatique intensif reste la principale méthode de prise en charge de cette infection chez l’homme.
Le coronavirus SARS-CoV-2, à l’origine de la pandémie de Covid-19, est dit « zoonotique », c’est-à-dire qu’il est d’origine animale. Bien que des études approfondies restent nécessaires pour que nous soit livrée l’histoire détaillée de cette émergence, tout semble indiquer que ce virus circulait chez les chauves-souris avant d’infecter l’être humain.
Ces petits mammifères ailés sont on effet porteurs sains d’un vaste panel de virus potentiellement dangereux pour l’être humain. Cela s’explique probablement par la conjonction de caractéristiques physiologiques, immunitaires et écoéthologiques propres à cette lignée de mammifères, et peut-être aussi par des échanges de virus à ARN plus intenses entre espèces.
La contamination humaine a pu se faire directement ou indirectement, c’est-à-dire via un hôte animal intermédiaire. Une adaptation moléculaire des capacités du SARS-CoV-2 à infecter les cellules humaines expliquerait sa forte contagiosité et la vitesse à laquelle la pandémie a submergé beaucoup des meilleurs systèmes de santé du monde.
Même si elle reste à démontrer rigoureusement, l’hypothèse de chaînes courtes de transmission animal-humain (par exemple dans un marché de viande de brousse aux conditions sanitaires très dégradées) et favorisant des opportunités répétées de mise en contact puis d’adaptation du SARS-CoV-2 à l’humain semble plausible. Ce genre de contacts entre un ou plusieurs réservoirs animaux et les humains constituerait un des moteurs essentiels de l’émergence des zoonoses.
C’est une mauvaise nouvelle, puisque nombre de nos pratiques, telles que la chasse, le commerce et la consommation de gibier, le tourisme ou la déforestation exacerbent nos interactions avec la faune sauvage et nous amènent à multiplier ce genre de contacts. Sans oublier notre proximité avec les animaux d’élevage ou de compagnie, toujours plus nombreux et concentrés, qui sont eux aussi susceptibles de nous transmettre un nombre important de zoonoses.
Le SARS-Cov-2 en est une bien triste démonstration. Cette pandémie démontre que les nombreuses mises en garde scientifiques – souvent peu prises en compte – étaient justifiées. Espérons que l’épidémie actuelle de Covid-19, qui a remis les chauves-souris sur le devant de la scène, permettra une prise de conscience, et que les travaux scientifiques sur ces animaux seront massivement encouragés et soutenus une fois la situation sanitaire normalisée.
Il ne faudrait cependant pas commettre une nouvelle erreur : celle de se focaliser uniquement sur ces réservoirs animaux. Le cas des rongeurs est à ce titre plutôt emblématique.
Les rongeurs, autres réservoirs de pathogènes
Certes, les chauves-souris sont d’importants réservoirs de virus. Mais des chercheurs ont montré qu’au-delà de cette réalité, il existe aussi un biais important dans l’exploration des coronavirus en faveur des chauves-souris, alors même que certains d’entre eux, comme le HCoV-OC43 et le HKU-1, pathogènes fréquents de l’humain, semblent prendre leur origine chez les rongeurs.
Les chauves-souris portent en moyenne un peu plus de virus par espèce que les rongeurs. Mais il faut souligner que les rongeurs sont particulièrement diversifiés : sur les 6 500 espèces de mammifères connues, plus de 2 500 sont des rongeurs, et 1 400 sont des espèces de chauves-souris. Autrement dit, en nombre absolu, les virus hébergés par les rongeurs sont probablement nettement plus nombreux que ceux hébergés par les chauves-souris.
Les rongeurs sont particulièrement prolifiques : ils ont souvent plusieurs générations par an et des portées nombreuses. Ils sont aussi largement distribués géographiquement, et présents non seulement dans la plupart des milieux naturels, mais aussi dans les milieux semi-naturels ou dans les milieux très anthropisés, comme les grandes métropoles. Enfin, plusieurs espèces de rongeurs ont une bonne place dans le triste palmarès des 100 espèces les plus envahissantes de la planète, et peuvent ainsi disséminer leurs cortèges de pathogènes par voie de mer et de terre.
Des contacts constants entre les rongeurs et les êtres humains
Plus important encore, les interactions directes et très étroites entre certains rongeurs anthropophiles et les humains sont extrêmement fréquentes et répandues, incontestablement bien plus qu’avec la plupart des autres groupes de mammifères sauvages. Les rongeurs prolifèrent dans les champs, les villages et les villes du monde entier, notamment dans les bidonvilles où rats et souris circulent en permanence et en abondance à proximité immédiate de millions d’habitants en situations socio-économique et sanitaire extrêmement précaires.
Sur certains continents, en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud, des espèces de rongeurs sont régulièrement consommées, et leur élevage se fait parfois dans des conditions d’hygiène désastreuses. Dans certains temples indiens, les rats sont vénérés et nourris par centaines. Ailleurs, les hamsters, cobayes, mériones et autres tamias tiennent lieu d’animaux de compagnie, et proviennent souvent d’animaleries où la surveillance sanitaire peut s’avérer imparfaite.
Toutes ces situations aboutissent à des contacts innombrables entre humains et rongeurs. Les chaînes de transmission courtes mais répétées nécessaires à l’adaptation d’un pathogène de rongeur à l’être humain sont donc probablement à l’œuvre un nombre incalculable de fois par jour à travers le monde. Sur la base des connaissances actuelles, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) estime que 400 millions de personnes sont infectées chaque année par un pathogène dont l’écologie peut impliquer les rongeurs.
Le risque des transmissions interhumaines
Plusieurs de ces pathogènes infectant les rongeurs ne peuvent être transmis que du rongeur à l’humain, mais pas d’un être humain à l’autre, ce qui limite le risque de grandes pandémies. Des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes se retrouvent néanmoins contaminées de cette façon chaque année.
On estime ainsi que plus de 150 000 infections à hantavirus, responsables de syndromes pulmonaires ou hémorragiques rénaux mortels, surviennent tous les ans rien qu’en Asie. La leptospirose, une infection bactérienne pouvant provoquer des insuffisances rénales aiguës, des atteintes neurologiques et des hémorragies, affecte quant à elle annuellement un million de personnes, entraînant 60 000 décès, tandis que les typhus touchent plusieurs centaines de milliers de gens chaque année (sans que l’on en connaisse exactement la morbidité et la mortalité associées).
La dissémination de certains autres pathogènes, tels le bacille de la peste (Yersinia pestis) ou le virus de la fièvre hémorragique de Lassa, peut devenir interhumaine.
Le virus de Lassa, candidat à une future épidémie d’ampleur ?
Le virus de Lassa ne sévit aujourd’hui qu’en Afrique de l’Ouest, essentiellement en Guinée, au Libéria, en Sierra Leone, et désormais au Bénin ainsi qu’en Afrique Centrale, au Nigéria. Depuis le début de l’année 2020, il a déjà été à l’origine de plus de 950 contaminations détectées, provoquant 180 décès rien qu’au Nigéria !
Aujourd’hui, cette fièvre hémorragique virale touche essentiellement les zones rurales. Le virus de Lassa est en effet véhiculé et initialement transmis à l’être humain par les rongeurs, notamment les rats à mamelles multiples (Mastomys natalensis), qui vivent en nombre dans la plupart des habitations des villages africains et leurs alentours.
Selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladiesaméricains, sa mortalité se situerait entre 1,5 et 5 %. Elle est donc cinq à quinze fois supérieure à celle estimée pour le Covid-19, estimée entre 0,3 et 1 % début mars. Sa contagiosité interhumaine est mal connue mais semble très hétérogène, avec l’existence probable de « super-contaminants », ou « super spreader » en anglais, autrement dit des personnes à l’origine de contaminations multiples.
Des épisodes d’émergence et d’épidémies subséquentes dans de grands centres urbains africains restent donc possibles : près d’un quart des M. natalensis d’une petite ville de Guinée ont récemment été trouvés porteurs du virus, et certains cas humains ont déjà été observés dans des mégapoles comme Lagos au Nigéria. Tout cela fait de plus en plus craindre des flambées urbaines de fièvre de Lassa qui pourraient être très difficiles à contrôler.
Peste et antibiorésistance, un cocktail funeste
Certaines espèces de rongeurs « généralistes » savent exploiter tout autant les milieux sauvages que les environnements domestiques. Cette capacité leur confère parfois le rôle de « pont » : en naviguant entre l’environnement sauvage, où elles côtoient une diversité biologique plus grande, donc un spectre de pathogènes zoonotiques potentiellement plus large, et le milieu où nous vivons, elles sont susceptibles de contribuer au transport de maladies, et ainsi de nous exposer à des pathogènes qui circulent habituellement au sein des populations sauvages. C’est par exemple le cas du rat noir Rattus rattus, qui transporte à Madagascar la bactérie responsable de la peste.
Encore plus inquiétant : des souches de bacille de la peste résistantes à plusieurs groupes d’antibiotiquesutilisés pour traiter les malades pesteux ont été récemment isolées chez des rats malgaches. Qu’adviendrait-il si ces souches mortelles et mutantes se mettaient à circuler massivement chez les rongeurs des villages ou des bas quartiers des villes de Madagascar où la peste sévit chaque année ? Qu’en serait-il si des rats porteurs de bacilles multirésistants aux antibiotiques voyageaient de port en port avec les navires marchands – comme cela a déjà été le cas lors de la troisième pandémie de peste à la fin du XIXe et au début du XX siècle ?
Jusqu’ici notre santé a amplement bénéficié de la découverte des antibiotiques qui nous guérissent de nombreuses infections bactériennes. L’existence et l’expansion des phénomènes d’antibiorésistance mettent aujourd’hui sérieusement en péril ces acquis pourtant vitaux.
Au-delà des rongeurs et des chauves-souris
Pour toutes ces raisons, les rongeurs sont d’excellents candidatsdans le casting des acteurs susceptibles de jouer un rôle dans de futures émergences et pandémies. Au même titre que les chauves-souris, ils méritent de rester dans le viseur des chercheurs qui veulent comprendre et anticiper les épidémies d’origine animale.
Ceci étant, au-delà des chauves-souris et des rongeurs, la prospection et l’évaluation des risques zoonotiques émergents doivent inclure d’autres animaux dont le rôle dans le maintien, la circulation et la transmission à l’être humain de pathogènes connus ou inconnus reste trop peu documenté.
L’épidémie de SRAS de 2002-2003 avait mis en lumière la civette masquée (Paguna larvata), réservoir du SARS-CoV-1 qui en avait probablement été à l’origine. Le pangolin, qui appartient l’ordre des pholidotes, une lignée de mammifères cousine des carnivores, est soupçonné quant à lui d’avoir joué un rôle dans l’émergence du SARS-CoV-2 responsable de la pandémie actuelle.
De la même façon, que savons-nous vraiment de la diversité des virus, bactéries, protozoaires et vers parasites que transportent, par exemple, les musaraignes, les hérissons ou les taupes, qui constituent l’ordre des Eulipotyphla, lequel compte plus de 520 espèces ? À mesure que l’on étudie ces insectivores, on découvre la richesse de la diversité virale qu’ils hébergent :hantavirus, mammarenavirus, herpesvirus, adénovirus, etc.
Une revue de littérature récente portant sur l’histoire évolutive des coronavirus nous interpelle explicitement sur le manque évident de données chez les musaraignes et les hérissons, alors même que ces animaux abritent une diversité étonnante d’alpha- et de béta-coronavirus. Autrement dit, les genres pathogènes pour l’être humain, qui incluent notamment les virus du MERS, du SARS et du Covid-19 ! Or ces animaux côtoient fréquemment les humains : à titre d’exemple, 97 % des foyers urbains de Cotonou au Bénin hébergent des musaraignes…
Chauves-souris, rongeurs, carnivores, pholidotes, insectivores… on l’aura compris, ces mammifères sont vraisemblablement d’excellents hôtes (réservoirs ou intermédiaires) candidats pour des pathogènes émergents ou ré-émergents. Ils méritent que davantage de travaux leur soient dédiés. Seront-ils suffisamment étudiés du point de vue de l’écologie de la santé ? Retomberont-ils dans une semi-obscurité une fois la crise passée ?
Adopter une approche de santé globale
Soulignons que ces organismes ne constituent que quelques pièces du puzzle de l’émergence zoonotique. L’humain agit sur – et interagit avec – son environnement où coexiste une importante diversité de réservoirs, de vecteurs et de pathogènes. Ces derniers s’y multiplient, s’y transforment et s’y propagent, en un mot, ils y évoluent, au gré des passages au sein des communautés d’hôtes où ils se rencontrent, entrent en conflit, s’associent, échangent du matériel génétique, en un mot, ils co-évoluent, avec d’autres microbes.
Ces processus écoévolutifs complexes ne peuvent être appréhendés que par des travaux de recherche au long cours, intégrant des expertises venant de domaines variés issus des sciences de l’évolution, biomédicales, mathématiques et sociales. C’est ce que l’on appelle la démarche « Eco Health» qui vise à une compréhension écosystémique de la santé, à l’interface entre l’humain et l’animal vue dans toutes ses dimensions environnementales et sociétales.
Cette approche, qui se nourrit d’observations et de mesures de terrain, d’expérimentations en laboratoire et d’analyses complexes de données de nature variée, est onéreuse et chronophage. Mais elle est efficace. Pour s’en convaincre, il suffit de mesurer à quel point les connaissances accumulées sur les réservoirs et les virus responsables du SARS et du MERS ont permis d’orienter immédiatement certains éléments de la riposte au Covid-19 : mode de transmission, paramétrage de modèles épidémiologiques, choix des molécules thérapeutiques à tester, etc.
Citoyens, acteurs politiques ou socio-économiques, tous doivent comprendre et accepter que ces recherches certes coûteuses sont le prix à payer pour nous préparer au mieux à faire face rapidement aux prochaines épidémies d’origine animale qui ne manqueront pas de subvenir. Quelle qu’en soit la provenance.
Source : The Conversation