Dans un épais rapport, l’Institut Montaigne compare les solutions asiatiques au coronavirus. Un manuel de survie pour surmonter la crise sanitaire.
D’un côté, six pays et régions d’Asie (Chine, Hongkong, Corée du Sud, Japon, Singapour, Taïwan) regroupant 1,6 milliard d’habitants, et seulement 105 000 cas confirmés de nouveau coronavirus pour 3 750 morts. De l’autre, l’Union européenne : près de 450 millions d’habitants, plus de 750 000 cas, et près de 70 000 morts. Quelle que soit la confiance que l’on puisse accorder aux chiffres chinois, la fiabilité des autres statistiques asiatiques ne fait pas de doute. Indéniablement, l’Asie a trouvé des recettes pour stopper le Covid-19, que l’Europe n’a pas suivies.
Il manquait à ce jour une large synthèse qui en fasse un comparatif approfondi, pèse leur utilité relative et s’interroge sur ce que nous pourrions transposer en France. Le programme Asie de l’Institut Montaigne, dirigé par le chercheur en science politique Mathieu Duchâtel, s’y est attelé. Il en ressort une note de 100 pages, loin des clichés culturalistes sur les Asiatiques « disciplinés » et « dociles », ou des amalgames politiques créditant tous les États de la région d’un unique atout, leur prétendue nature « coercitive ». Résumé de cette indispensable « boîte à outils » en dix leçons.
1. Il faut prendre au sérieux la pandémie le plus tôt possible
C’est le péché originel de l’Occident : avoir considéré cette nouvelle épidémie comme une fausse alerte. Pourquoi pas l’Asie ? « Les leçons tirées des crises du Sras, du Mers et de la grippe H1N1 ont conduit les autorités sanitaires de ces pays à prendre immédiatement très au sérieux le risque épidémique lié à la situation à Wuhan, malgré les efforts de la Chine, dans un premier temps, pour dissimuler le problème, et en l’absence de toute alerte adéquate de l’OMS », analyse l’Institut Montaigne. « Ces pays ont agi en se fondant sur l’hypothèse immédiate d’une transmission interhumaine de ce nouveau virus, sans attendre la survenue d’une confirmation officielle de l’OMS le 22 janvier, gagnant ainsi un temps précieux. »
“Il y a de bonnes raisons de douter des chiffres officiels […]. L’expérience chinoise ne saurait servir de modèle aux États en quête de méthodes et de solutions”
2. La Chine a menti et nous devons apprendre de ses erreurs
Trop tard pour l’Europe ? La Chine aussi a été dans le déni. « Compte tenu d’un retard de 46 jours dans l’adoption de mesures proactives, la Chine – pourtant le premier pays frappé par le virus – n’a pu éviter l’expérience d’un confinement, appliqué avec une rigueur sans égale dans le monde, qui a paralysé la quasi-totalité de son territoire. Mais prudemment, depuis le 8 avril, la ville de Wuhan, épicentre de l’épidémie, sort du confinement qui était le sien. »
Cette « dissimulation » pose plusieurs problèmes. « Il y a de bonnes raisons de douter des chiffres officiels », rappellent les auteurs. « L’entièreté de la courbe épidémique chinoise défie la raison. » En conséquence, « l’expérience chinoise ne saurait servir de modèle aux États en quête de méthodes et de solutions. » Reste une leçon à tirer du cas chinois : son « moment de vérité », le 20 janvier, quand les autorités ont finalement reconnu l’existence de l’épidémie, engagé un confinement drastique et mobilisé toutes les ressources disponibles pour en sortir. Comme la Chine, nous payons le « prix tragique du déni ». Comme la Chine, il nous faut en sortir.
3. Il faut mettre en place des contrôles aux frontières (mais ne pas les fermer)
« Les contrôles aux frontières (comme les contrôles de température ou les dépistages PCR à l’arrivée) et les interdictions d’entrée apparaissent comme les réponses immédiates les plus évidentes à une épidémie qui a débuté ailleurs », reconnaissent d’emblée les chercheurs de l’Institut Montaigne. En Europe, toute forme de contrôle aux frontières a semblé tabou. Comme si contrôler revenait à remettre en cause les accords européens.
Or, la diversité des politiques asiatiques montre que l’alternative n’était pas entre la fermeture totale et le laissez-faire. « La Corée du Sud […] n’a pas appliqué d’interdiction d’entrée sur son sol, ce malgré les pressions exprimées par l’opinion publique en la matière. La Corée choisit plutôt de s’appuyer sur des contrôles aux frontières stricts, d’abord appliqués à certaines catégories de passagers. »
4. L’État doit se doter d’une armée et d’un état-major pour lutter contre le virus
Le point commun entre tous ces pays ? Ils se sont dotés depuis les épidémies des années 2000 d’institutions centralisées, avec une chaîne de commandement forte et des procédures standards. « C’est après l’expérience du Sras et du Mers (syndrome respiratoire du Moyen-Orient) que Taïwan, Hongkong, la Corée du Sud et Singapour avaient mis en place certaines institutions et procédures de coordination », souligne le rapport : Centre de contrôle des maladies de Taïwan, Centre de protection de la santé de Hongkong, Centre national des maladies infectieuses de Singapour, Centre coréen de contrôle et de prévention des maladies (KCDC)… « Cette mémoire institutionnelle permet de bien interpréter les signaux, ce qui est le fondement d’une évaluation de la menace bien plus réaliste qu’en Europe et aux États-Unis. »
5. Il faut des enquêteurs épidémiologiques, pas juste des applications de traçage
Ces institutions asiatiques sont essentiellement composées d’enquêteurs épidémiologiques, qui sont chargés de dépister les malades, et ensuite de retrouver tous leurs contacts potentiels des derniers jours, qu’ils auraient pu contaminer. Dans ce domaine, la Corée du Sud est en pointe : « La forte capacité de recherche, d’enquête et de dépistage de l’équipe du KCDC a également contribué au dépistage et à l’identification des cas potentiels », note l’Institut. Les applications de traçage ne viennent qu’en appui, comme le rappelait récemment dans une tribune le concepteur de TraceTogether, l’application de détection de proximité singapourienne.
6. Des démocraties peuvent adopter le traçage numérique sans perdre leur âme
« L’accès aux données de localisation est une ressource essentielle pour mener des enquêtes épidémiologiques, soit lorsqu’un individu est testé positif au Covid-19, soit comme mesure de prévention lorsque les risques de contagion sont élevés », reconnaissent cependant les chercheurs de l’Institut Montaigne.
« L’étude des réponses de l’Asie orientale à la pandémie montre combien les systèmes autoritaires n’ont pas le monopole de l’utilisation intrusive des outils numériques. Les démocraties développent leur propre approche en matière d’utilisation du big data, au service d’objectifs de santé publique et de gestion de crise. » Comme en prévient une autre note du think tank, nous allons devoir faire le choix d’adopter ou de nous priver de ces outils.
“L’isolement est un élément essentiel. Malheureusement, on n’en parle pas en France, c’est un tabou”
7. Il faut isoler strictement les malades et leurs contacts
Quoi qu’il en soit, le traçage n’est rien sans l’isolement. « L’analyse des réponses est-asiatiques montre l’importance de la quarantaine individuelle comme alternative au confinement général. Les cas suspects présentant un risque d’exposition au coronavirus ne sont pas simplement invités à rester chez eux en attendant de voir si des symptômes se développent », ajoute le rapport. « Partout, à l’exception du Japon, une doctrine de quarantaine claire a été mise en place. »
Au Japon, l’obligation légale visant à hospitaliser tout patient testé positif pour une maladie infectieuse de catégorie II sert plus ou moins le même objectif. Plus que la protection de la vie privée, c’est le défi à venir pour nos démocraties : car isoler de manière stricte peut vite s’apparenter à une forme de détention. « L’isolement est un élément essentiel », commente l’un des auteurs, François Godement, contacté par téléphone. « Malheureusement, on n’en parle pas en France, c’est un tabou. »
8. Les masques marchent
« Partout, la réponse à la crise est passée par le port du masque », constate le rapport. Des démonstrations scientifiques de leur efficacité ont désormais confirmé leur importance. « Le réflexe du port d’un masque a été particulièrement fort à Hongkong, au Japon et à Taïwan.
Il convient donc de diffuser des messages clairs sur leur utilité sanitaire. Des mesures contraignantes doivent être adoptées pour garantir que cette première ligne de défense facile ne soit pas négligée. Le masque aura sans doute un rôle important à jouer pour le déconfinement. »
9. Il faut rapatrier certaines productions stratégiques, en particulier le matériel médical
Les voisins asiatiques n’ont pas attendu que la Chine leur fournisse des masques et de l’équipement médical pour mobiliser massivement leur appareil de production. « Dans tous les cas de cette note, les gouvernements ont pris des mesures ayant pour ambition d’augmenter la production d’équipements médicaux, en particulier de masques, la Chine étant bien sûr dans une catégorie à part pour ce qui est de sa capacité industrielle », détaille l’étude. « Doit-on y voir un argument solide pour relocaliser ces productions comme étant essentielles à notre sécurité ? Oui, dans une certaine mesure, mais comme pour d’autres formes de débat autour de la question des relocalisations de production, cet argument a ses limites. »
Plutôt qu’une « démondialisation » totale, idéologique, il existe des approches mesurées, comme le Japon, dont le plan de relance incite à la diversification des chaînes d’approvisionnement : « L’indépendance européenne en matière d’équipements médicaux doit pouvoir être fondée à la fois sur la relocalisation et la diversification des approvisionnements extérieurs », propose l’étude.
Ces moyens ont permis à ces pays d’Asie de réussir leur entrée dans la pandémie. Ils peuvent être maintenant des modèles pour que nous ne rations pas notre sortie du confinement
10. La démocratie permet de choisir son modèle pour éviter ou sortir du confinement
« Il existe des alternatives efficaces au modus operandi chinois », veulent croire les auteurs. L’alternative n’est pas entre la stratégie Big Brother de déconfinement à la chinoise, et baisser les bras, parce que toutes les mesures nécessaires seraient incompatibles avec nos régimes démocratiques. « Dans les trois démocraties à part entière analysées dans cette note – Japon, Corée du Sud, Taïwan –, des différences subsistent : une réticence générale à aller au-delà du traçage volontaire au Japon, un accent mis sur les outils numériques au service d’une quarantaine stricte à Taïwan, un rôle central dans les enquêtes épidémiologiques menées en Corée du Sud…
Chaque gouvernement fait des arbitrages à la fois politiques et techniques. » À notre tour de faire ces choix. « Ces moyens ont permis à ces pays d’Asie de réussir leur entrée dans la pandémie », conclut pour Le Point François Godement. « Ils peuvent être maintenant des modèles pour que nous ne rations pas notre sortie du confinement. »
Source : Le Point